De l’ontogenèse langagière à la pratique théâtrale

· Jean-Marie Pradier ·


PID: http://hdl.handle.net/21.11108/0000-0007-DA50-9

Les pédagogies s’inscrivent dans les paysages culturels au même titre que les choix les plus divers qui composent l’habitus d’une société.1 Les conclusions préoccupantes de l’étude publiée le 11 avril 2019 par le Conseil National d’évaluation du système scolaire (Cnesco) sur l’enseignement des langues vivantes en France incite à reconsidérer les fondements des modes d’apprentissage en usage. Si une légère amélioration du niveau de l’écrit est constatée, notent les experts, en revanche de gros retards à l’oral révèlent que nombre de failles altèrent le système. Ce qui est évident pour les langues, s’observe également en ce qui concerne le niveau en mathématiques des jeunes français. Président du conseil scientifique de l’éducation nationale, Stanislas Dehaene, professeur de psychologie expérimentale au Collège de France, note à propos du primaire que «les meilleurs élèves d’aujourd’hui sont au niveau des pires d’hier»2

La question de l’apprentissage d’une langue étrangère ne peut être dissociée d’une vaste problématique polémique enracinée dans l’histoire de la pensée occidentale: la relation du corps et de l’esprit – le mind body problem – parfois alourdi d’un troisième partenaire: l’âme. En anthropologie, la distinction entre nature et culture, «vieille matrice métaphysique occidentale» selon l’expression de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros De Castro3 a engendré une progéniture florissante. En philosophie, le couple désuni réflexion et action a produit en esthétique la composition hiérarchique des arts selon qu’ils relevaient de l’intellect – la littérature dramatique, par exemple – ou de l’agir – les métiers de danseur, jongleur et comédien. La fracture nature/culture s’est manifestée en ethnologie à propos du langage avec l’invention d’une catégorie normative: «les peuples sans écriture». Si l’on reconnaissait aux sauvages une certaine capacité langagière, primitive, élémentaire, proche des vocalisations animales et à répertoire restreint, en revanche ce n’est qu’en accédant à l’écriture qu’ils étaient censés passer de l’état de nature à celui d’être civilisé. Ne nous étonnons pas, alors, que le «théâtre» tel que l’Europe l’entendait soit devenu pour les encyclopédistes français le signe de l’appartenance à la civilisation. Ce sous-ensemble culturel des spectacles vivants, formalisé à partir des modèles grec et latin redécouverts à la Renaissance, se définissait en tant que texte servi par des comédiens et comédiennes dont la tâche était de l’incarner. De nos jours, les termes «pré-théâtre», et «paléo-théâtre» attribués à certaines formes «indigènes» en général associées à des croyances païennes ou «populaires» attestent de la prééminence du graphocentrisme sur le phonocentrisme.

De la main à la langue

Dès les premières interrogations sur l’origine des langues retenues par l’Histoire, celles-ci – les langues – ont été perçues comme des entités indépendantes, accordées aux humains par la grâce d’une divinité ou d’une puissance souveraine. Les mythes reprirent le relais, longtemps suivis par les linguistes qui substituèrent des instances abstraites aux dieux. En 1960, dans l’effervescence interdisciplinaire qui depuis une dizaine d’années annonçait aux États-Unis les cognitive studies, le neuropsycholinguiste américain d’origine allemande Eric Lenneberg dénonça cet idéalisme quasi-théologique dans un article au titre énigmatique: l’évolution du langage et comportement intentionnel – «Language evolution and purposive behavior»4.

Il est courant dans les sciences sociales de considérer le langage comme un phénomène essentiellement culturel et totalement appris, comme un outil ingénieusement inventé et intentionnellement mis en œuvre pour favoriser les fonctions sociales, comme le résultat du modelage d’une capacité générale et non structurée que l’on nomme l’intelligence.5

Il me paraît significatif que l’article de Lenneberg ait été publié dans un ouvrage collectif intitulé Culture in History6 coordonné par un anthropologue, anti-colonialiste et poète, Stanley Diamond (1922–1991), qui avait souhaité rendre hommage au célèbre anthropologue américain d’origine allemande Paul Radin (1883–1959). L’article fut estimé à ce point important qu’il fut repris en 1964 par les linguistes Jerry A. Fodor et Jerrold J. Katz dans leur célèbre compendium de 612 pages – The Structure of Language: Readings in the Philosophy of Language7 – mais sous un autre titre plus décisif: The capacity for language acquisition. Trois ans plus tard, Lenneberg posait clairement ses hypothèses dans un livre qui fit date: Biological foundations of language8. Lenneberg avait avancé une idée et son corollaire: le langage est une aptitude génétiquement fondée, qui s’éveille, se développe et s’organise par apprentissage au même titre que tout comportement.

On ne considère pas volontiers que l’homme peut être doté de dispositions biologiques très spécialisées qui facilitent et en fait modèlent le développement du langage chez l’enfant, ni que les racines du langage peuvent être aussi profondément implantées dans notre constitution naturelle que l’est, par exemple, notre prédisposition à faire l’usage de nos mains.9

En France, à la même époque, le sociologisme s’en prenait au biologisme. Le linguiste de grande renommée André Martinet (1908–1999), réduisant à la localisation cérébrale la question du fondement neurophysiologique du langage, réfute l’hypothèse de sa corticalisation: «La circonvolution du cerveau où l’on a voulu voir le siège de la parole parce que les lésions étaient fréquemment liées à l’aphasie, a probablement quelque chose à voir avec l’exercice du langage. Mais rien ne prouve que ce soit là sa fonction première et essentielle.»10
Apparier la main et le langage ne peut heurter que les dévots anti-évolutionnistes sourds aux leçons des paléo-anthropologues et la pertinence de l’œuvre d’André Leroi-Gourhan attachée à montrer comment «la technicité, la pensée, la locomotion et la main apparaissent comme liées dans un seul phénomène auquel l’homme donne sa signification mais auquel aucun membre du monde animal n’est complètement étranger»11. En 1964, le paléontologue précise dans Le geste et la parole, ouvrage majeur pour tout pédagogue: «outil pour la main et langage pour la face sont deux pôles d’un même dispositif»12. Nous devons à un prix Nobel de physique (1992), juif polonais émigré en France, polyglotte, et déporté à Dachau d’avoir montré que la main pouvait conduire à la science. Georges Charpak (1924–2010) s’était inquiété du désintérêt des jeunes français pour les sciences. Il avait remis en cause les méthodes d’enseignement scolaire et en 1995, avec le soutien de l’Académie des Sciences, de l’astrophysicien Pierre Léna et du physicien Yves Quéré, il avait lancé l’opération «La main à la pâte» pour privilégier l’enseignement des sciences par la construction des connaissances grâce à l’exploration, l’expérimentation et la discussion. Dans son sillage, l’Académie des sciences, l’École normale supérieure (Paris) et l’École normale supérieure de Lyon ont créé une fondation reconnue par Décret en 2011 et entrée pleinement en fonctionnement le 1er janvier 2012. La locution française «mettre la main à la pâte», a pour équivalent le terme anglais «hands-on experiment».13 La main est par excellence le symbole de l’action, c’est-à-dire de l’expérience en tant qu’interaction entre le monde et le sujet, et par voie de conséquence conduit à penser la relation de l’action à la connaissance. J’ajoute de façon lapidaire que la main doit son agilité au cerveau, et que le cerveau doit son développement à la main. Récemment, les anthropologues ont repris explicitement le principe de «la main à la pâte» en introduisant la notion d’Artivism prônant l’apport des méthodes multi-sensorielles et du field-crossing dans les recherches sur le carnaval et l’événement festif.14
Nous nous heurtons dans notre démarche, autant pour la dire que pour la conceptualiser, aux limites de notre langue, c’est-à-dire à la cosmographie à laquelle elle appartient. La langue n’exprime pas la pensée, dans la mesure où celle-ci en est pétrie et travaille à partir de ce que la langue lui propose. Le sinologue Jacques Gernet est intervenu à plusieurs reprises pour montrer comment les mondes mentaux sont aussi des mondes linguistiques.15 Le philosophe japonais Yuasa Yasuo (1925–2005) remarque l’écart qu’il peut y avoir à ce propos entre les systèmes de pensée en fonction de la place accordée à l’action corporelle16. Le verbe suru, en japonais, banalement traduit par «faire» (to do, en anglais), se combine ainsi avec d’autres lexèmes japonais, ou étrangers pour préciser la finalité de l’action. Notre verbe «connaître», dans la langue japonaise désigne explicitement le corps en tant qu’agent. Commentant le concept de connaissance en japonais, Marcello Ghilardi note:

Connaître est toujours comprendre avec tout le corps (taitokusuru, 体得する), ce n'est pas simplement une préhension conceptuelle. «Expérience» (keiken, 経験) renvoie à un procès, à un écoulement, à la distension d'un tissu unitaire qui est toujours en train de se tisser (kei, 経). Mais en japonais on peut utiliser aussi le mot taiken (体験), où tai implique le corps physique, l’être constitutif, par rapport au mouvement libre de la respiration, du souffle, de l’énergie vitale (ki, 気) qui ne se localise pas d’une manière définitive, mais circule librement.»17

L’analyse par Françoise Champault de l’apprentissage des arts de combat au Japon revient sur le fait que le champ lexical qui s’y rapporte met en évidence l’imprégnation corporelle de façon réaliste, quand l’Occident tend à retenir la mémoire et la volonté, fonctions psychologiques.18 Nombreux sont les philosophes chinois à avoir traité l’axe connaissance-action.19 Dans les deux langues, à laquelle il faudrait ajouter le coréen, l’écriture est une esthétique somato-psychique; la calligraphie est un exercice mental, spirituel et corporel encore considéré comme faisant partie d’une bonne éducation.
L’évocation de l’Asie ne doit pas servir de prétexte à généralisation. Je n’ai guère le temps d’exposer les thèses de Maurice Blondel (1861–1949) sur l’action et les travaux du pragmatisme nord-américain, notamment les perspectives de pédagogie ouverte de John Dewey dont l’ouvrage The Quest for Certainty (1929) a été récemment traduit en français et publié avec un sous-titre significatif: La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action20. Dans le domaine de l’apprentissage des langues étrangères, on ne peut éviter de mentionner le succès et les avatars du Dale’s Cone of Experience, qui de simple proposition théorique a pris l’allure d’un modèle scientifique quantifié. Dans un ouvrage consacré aux méthodes d’enseignement audio-visuel, initialement publié en 1946, Edgar Dale avait établi une recension des pédagogies sur une échelle partant des plus concrètes aux plus abstraites en estimant l’avantage de chacune. Il apparaissait que les méthodes les plus concrètes étaient les plus efficaces21
D’évidence, le performance turn contemporain, marque le retour de l’action. Notons que le mot grec Δραμα – drame – avait le sens d’acte, d’action, de besogne qu’on accomplit. Sa connotation négative – Δραμα signifiant également le crime, les mauvaises actions – lui a valu d’entrer dans le vocabulaire de la tragédie, et par métaphore de dire la scène tragique, et tout événement lamentable. Alors qu’en français nous recourons à la locution ‹arts du spectacle vivant›, qui met l’accent sur ce que l’on voit – le spectacle – les anglo-américains préfèrent la tournure performing arts qui se fonde sur le lexème de l’ancien français parformer – accomplir une action – devenu to perform, et sa dérivation nominale performance, aujourd’hui épanouie dans la performance theory, et les performance studies.22 À la condition d’accorder à la notion d’action l’épaisseur que lui voyait Maurice Blondel, nous ne serons pas surpris par l’assertion de l’anthropologue Victor Turner, l’un des pères fondateurs de la performance theory, connu dans le milieu du théâtre pour sa collaboration avec le metteur en scène et théoricien américain Richard Schechner:

If man is a sapient animal, a toolmaking animal, a self-making animal, a symbol-using animal, he is, no less, a performing animal, Homo performans, not in the sense, perhaps, that a circus animal may be a performing animal, but in the sense that man is a self-performing animal – his performances are, in a way, reflexive, in performing he reveals himself to himself.23

La proposition de Turner nous éclaire sur un phénomène actuel. Il n’est pas un secteur de l’activité humaine qui aujourd’hui, dans les sociétés industrielles, ne recourt à la pratique théâtrale dans un but éducatif, d’accompagnement, de facilitation, de médiation ou un but thérapeutique adapté à un nombre de plus en plus grand de pathologies. La notion de developmental drama embrasse ce vaste champ de pratiques qui se déclinent en de multiples spécialités au sein de toutes les disciplines – de l’apprentissage des langues à l’anthropologie –, de tous les âges – du très jeune enfant au vieillard – et de toutes les professions – de l’infirmière au diplomate, de telle sorte que le dictionnaire publié en 1987 par Richard Courtney – Dictionary of Developmental Drama24 – paraît singulièrement désuet.

Langue et technique du corps

En introduction de la célèbre communication intitulée «Les techniques du corps»25 qu’il fit à la Société de Psychologie le 17 mai 1934, l’anthropologue Marcel Mauss (1872–1950) s’était aventuré aux frontières des sciences, «là où les professeurs ‹se mangent entre eux›». Il avait anticipé la critique en affirmant: «En tout cas, il faut procéder du concret à l’abstrait, et non pas inversement.»26 Par «techniques du corps», Mauss entendait «les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps»27. Il avançait une proposition radicale dans le contexte culturel du temps: la culture ne se réduit pas à un capital immatériel, symbolique, intellectuel, idéologique. Les sociétés façonnent les corps, la mimique et le regard, les gestuelles, les comportements, la voix (A. Lomax) moins par des codes explicites qu’elles imposeraient autoritairement, que par imprégnation des modèles somato-psychiques implicites véhiculés par l’entourage, au long d’un apprentissage par imitation déclenché dès le plus jeune âge.
L’observation fondatrice de Mauss se retrouve au cœur de l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba (1936). Le fondateur de l’Odin Teatret en 1964 distingue en effet deux grands ensembles de styles de jeu, selon qu’ils se fondent sur les techniques du corps quotidiennes, ou sur des techniques extra-quotidiennes qui exigent un entraînement spécifique. Dans son vocabulaire, l’acteur inculturé se comporte avec «naturel» au point de provoquer un sentiment de «vérité» chez le spectateur de sa propre culture, alors que l’acteur acculturé présente la virtuosité acquise des genres codifiés, comme le ballet classique, le mime corporel ou la plupart des arts du spectacle vivant asiatiques – kathakali, kabuki, nō, Xing ju et Xi ju. Dans le domaine linguistique nous pouvons rapprocher la notion d’acteur «inculturé» de la performance du locuteur natif – native speaker –, et celui de l’acteur «acculturé» à la compétence du locuteur non natif. Remarque: la notion même de native speaker est amplement discutée de nos jours (John E. Joseph, 2013) au point d’avoir perdu son sens premier, et de provoquer des débats qui, bien qu’actualisés par des références à Merleau-Ponty et à la notion d’habitus de Bourdieu, poursuivent ceux qui naquirent à la suite des propositions maussiennes.28 En effet, la question de l’incarnation de la culture, reste toujours au cœur de la polémique.
Matérialiste, hostile aux abstractions et aux généralités, Mauss n’est pas réductionniste mais systémique – dirait-on aujourd’hui: «[...] le social enferme en soi le biologique, mais par l’intermédiaire du psychologique». Pour Mauss «[…] la sociologie humaine, la linguistique même, sont des disciplines biologiques, elles dépendent de la biologie générale».29 Lors de la création de l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris en 1926, Marcel Mauss – l’un des directeurs fondateurs – avait tenu à ce que la linguistique y soit enseignée. Le cours de linguistique descriptive fut confié à Marcel Cohen (1884–1974). Ce linguiste partageait avec le maître une conception unitaire de l’humain – être biologique, social et psychologique. Le matérialisme marxiste de Cohen adopte une perspective similaire, allant jusqu’à innover un courant de recherche qui deviendra la sociolinguistique. Le plus remarquable est qu’il adopte également la notion et la théorie de technique du corps que Mauss enseigne dans son cours de 1935–1936.30 Dès les années 1940, Cohen estime que le langage est une «technique du corps», assurément écrit-il «la plus compliquée et la plus variée»31. En 1961, il en donne explicitement une définition: «Le langage, invention primitive, né comme une technique du corps peu à peu perfectionnée, doit être étudiée sous son aspect physiologique.»32 De ce fait, l’acquisition de la langue est sous-tendue par la maîtrise progressive de tout un agencement d’exercices musculaires délicats, de variations toniques apparentés au dressage [sic]: «Au total – écrit-il –, il s’agit d’observer comment se développent les premières techniques du corps et les débuts des techniques intellectuelles en dehors du langage.»33 Ce bref rappel historique n’est pas inutile quand, remarque Régis Ouvrier-Bonnaz «aujourd’hui, le risque serait de naturaliser les techniques du corps en les réduisant à des indicateurs culturels et le corps à l’image du corps»34. Mauss retient le mot ‹technique› pour désigner un phénomène émergent, qui ne repose pas «sur le postulat que toutes les attitudes et actions corporelles sont utilitaires et instrumentales» comme l’estime le philosophe Michel Bernard dans sa critique de la notion.35
L’évocation des travaux pionniers de Marcel Mauss et Marcel Cohen ne doit pas laisser dans l’ombre ceux d’un troisième Marcel, jésuite de son état, professeur à l’école d’anthropologie et à l’École Pratique des Hautes Études: Marcel Jousse (1886–1961). Impossible ici de résumer les trois ouvrages qui nous concernent directement: L’Anthropologie du Geste (1955), La Manducation de la Parole (1975), et Le Parlant, la Parole et le Souffle (1978). Persillé de néologismes, Jousse part d’un truisme: l’oralité est expression première de la langue et de la conscience. Oralité signifie gestualité du vivant, interaction, verbe né de la chair, rythme: «La mémoire n’est et ne peut être que le rejeu des gestes macroscopiques ou microscopiques qui ont été préalablement montés dans toutes les fibres diversifiées de l’organisme humain.»36

Théorie du langage, théorie de l’apprentissage

Toute théorie du langage sous-entend une théorie de l’apprentissage. Nous savons qu’elles furent nombreuses et contradictoires. De nos jours, les théories mécanicistes inspirées des recherches sur le conditionnement ont été abandonnées au profit des conceptions systémiques. L’incarnation par imprégnation des règles linguistiques se réfère au système complexe du développement ontogénétique à partir d’une potentialité phylogénétique universelle. La ‹langue› n’est pas un outil de communication standard établi par la société. Le premier contact avec le langage, pour un individu, se produit dans un moment fusionnel, quand le fœtus perçoit dans son environnement, parmi de multiples stimuli, ceux qui progressivement se précisent en tant qu’éléments particuliers de communication sensible avec la mère. Le perfectionnement des techniques d'enregistrement de la dynamique et des comportements fœtaux a mis en évidence l’importance de la sensorialité fœtale, et la richesse des échanges psycho-sensori-affectifs entre la mère et son fœtus, déterminant pour une croissance cérébrale harmonieuse. À la naissance, les sons jusque-là filtrés par la masse corporelle de la mère, et le liquide amniotique stimulent directement l’appareil auditif du nouveau-né. Celui-ci les associe aux odeurs, au toucher, et au porté de telle sorte que la langue maternelle compose un buisson dans lequel s’entremêlent une multitude de sensations, d’émotions, et de stimulations qui embrassent l’enfant, l’imprègnent en une constante interaction au fil des micro-événements qui scandent ses journées. L’enfant – comme l’a bien vu le psychiatre et psychanalyste britannique John Bowlby (1907–1990) – a un besoin fondamental d’échange, de contacts physiques avec la mère qui éprouve une appétence pour s’adresser à lui tout en le touchant, le berçant, jouant et vocalisant. Pour dire ce besoin vital d’interaction physique, Bowlby, et l’éthologiste américain Harry Harlow ont conçu le concept d’attachement, que l’on peut associer aux travaux de l’anthropologue Ashley Montagu dont l’ouvrage Touching, The Human Significance of the Skin a été publié en français sous le titre La peau et le toucher. Un premier langage37. Ainsi s’établissent les bases pulsionnelles de l’articulation, de la prosodie du style vocal analysées à l’aide de la science phonétique et de la psychanalyse – comme l’avait entrepris le linguiste Ivan Fónagy (1920–2005). Lorsque la ‹mère› prend l’enfant dans ses bras et interagit avec lui, elle performe des micro-rythmes gestuels et posturaux, associés à des états émotionnels, et des vocalisations. Les corps dans l’amour partagé échangent et engendrent du sens qui est mémorisé au plus intime de la personne. L’enfant dans ce cas n’assiste pas au spectacle maternel, mais il en est partenaire. Il produit en retour des variations toni-posturales en synchronie avec celles qu’il perçoit, il vocalise, associe mimique, timbre, courbes mélodiques, paquets de phonèmes tout en s’agitant. Cet aspect de l’incarnation progressive d’une langue par le nouveau-né a été étudié dès les années 1960, en particulier par William Condon au moment où se développaient les recherches sur la communication non-verbale rendues possibles par l’analyse image par image de séquences interactives filmées38: «synchrony is the main channel of awareness of sociality» – la synchronie est le médium principal d’éveil à la socialité. Condon avait mis en évidence deux catégories de synchronie verbo-motrice: la «self synchrony» (ou auto-synchronie) et l’«interactional synchrony» (synchronie interactive). À la source, l’engagement systémique du corps, impliqué dans son entièreté lors de la production d’un acte de langage: «Your body's locked precisely with your speech. You can't break out of this no matter what you do. Your eyes even blink in synchrony with your speech.»39
Dans les années 1970, alors que les adultes projetaient leurs phantasmes sur la psychologie supposée naturelle des enfants, notamment dans le domaine de la sexualité et de l’éducation, certains pédagogues avaient remis en cause l’apprentissage de la grammaire, jugée coercitive. Or, les linguistes, psycholinguistes et sociolinguistes s’étonnaient du rigorisme en matière de langage des très jeunes enfants et du souci de correction syntactique des analphabètes! C’est alors que le concept de «grammaticalité» fut proposé pour désigner le caractère d’un énoncé conforme à la grammaire descriptive d’une langue. De son côté, Noam Chomsky proposa le concept d’acceptabilité en référence à l’attitude subjective qui consiste pour un sujet à trouver raisonnable le sens d’un énoncé, cependant correct du point de vue grammatical:

  • un arbre mâchonnait sur le toit, est généralement considéré comme insensé, mais grammaticalement correct;
  • toit un sur mâchonnait l’arbre, est agrammatical.

Or, ce qui est agrammatical dans une langue ne l’est pas nécessairement dans l’autre, et ce qui n’est pas acceptable dans un certain contexte, peut l’être dans un autre: ceci est mon sang, que dit le prêtre catholique au moment de la consécration est idolâtrie pour un libre-penseur, vérité pour les catholiques, symbolique pour les réformés. L’acquisition d’une langue étrangère ajoute un élément additionnel: l’âge et «l’état» de la personne, à ce moment de son existence. Selon la CPH Critical Hypothesis d’Eric Lenneberg, la capacité d’apprentissage du langage est biologiquement déterminée par l’âge de l’acquisition. Passé une certaine période post-natale, le cerveau humain aurait déjà opéré des choix entre les stimulations d’éveil de ses potentialités. L’hypothèse a été reprise, corrigée et développée par la recherche en neurolinguistique, et en neurobiologie de l’apprentissage, en particulier la théorie de l’épigenèse par stabilisation sélective des synapses proposée par Jean-Pierre Changeux: les connexions synaptiques entre cellules nerveuses, s’opèrent et se stabilisent par des processus d’essais et d'erreurs, en réponse aux interactions avec l’environnement. Les recherches actuelles sur la plasticité cérébrale ouvrent de nouvelles pistes et de nouveaux paradoxes – tel le concept de simplexité (Alain Berthoz, 2009) en complément des théories de la complexité40 – dont le point de vue est une opposition à l’innéisme et au déterminisme rigide. Sans unanimité, comme le montre le foisonnement des théories et des méthodes ayant pour objet l’acquisition d’une langue seconde ou étrangère, reflet de la diversité des courants contemporains qui animent la linguistique cognitive.41 Il en va de même en ce qui concerne l’apprentissage actif des langues étrangères par le théâtre.

Théâtre et éducation

L’un des spécialistes de l’usage du théâtre dans l’apprentissage des langues étrangères, Manfred Schewe, professeur au University College Cork (UCC) fait remonter au XIXe siècle cette pratique pédagogique.42 Lui-même s’est spécialisé sur les interrelations entre l’apprentissage d’une seconde langue et le «aesthetic field», incluant le théâtre, le cinéma, les arts visuels, la danse et la performance. Ses activités de recherche et de pratique l’ont conduit à fonder en 2007 la revue Scenario, revue bilingue (anglais et allemand) consacrée à cette question. Dix ans après la publication du premier numéro, il dressait un bilan impressionnant de cette initiative: la revue avait mis en ligne plus de 200 articles, rédigés par des auteurs de plus de 20 pays.43 Ce champ de recherche et de pratique est en constante évolution. En revanche, l’intérêt institutionnel pour la problématique, et les applications concrètes des travaux sont inégaux selon les pays. Il est moindre en France, par exemple, que dans les pays anglo-saxons, en dépit des recherches pionnières de Joëlle Aden, notamment.
Qu’est-ce que le «théâtre»? En juin 1967, Jerzy Grotowski avait répondu à une question sur la nature du théâtre et son essence:

L’essence, c’est la rencontre […]. Pour moi, créateur de théâtre, l’important ce ne sont pas les mots, mais ce que nous faisons avec ces mots, ce qui prête vie à des mots inanimés du texte, qui les transforme en «Verbe». J’irais plus loin: le théâtre est un acte engendré par des réactions et des impulsions humaines, par des contacts entre personnes. C’est à la fois un acte biologique et spirituel.»44

Définition à prendre au pied de la lettre, au temps du virtuel, lorsque le bios – le vivant – est médiatisé par les technologies, au point de communiquer frénétiquement par machine interposée, à la façon des personnages du dramaturge Joël Dragutin, dans sa pièce Tant d’espace entre nos baisers (1995)45. Dans les années 1980 aux États-Unis, un mouvement était apparu en linguistique appliquée, revendiquant une Natural Approach, pour se distinguer des audiolingual approaches, rejoignant Grotowski pour qui «plus il y a de machines, et plus nous avons besoin d’humain».
Le terme «théâtre» est un lexème ethnocentrique ambigu, qui aujourd’hui – y compris en Occident – se réfère à une multitude de genres, d’esthétiques, de pratiques, d’apprentissages et d’événements d’une étonnante diversité. Sous-ensemble culturel des comportements spectaculaires organisés humains CHSO – Organized Human Performing Behaviors OHPB – le «théâtre» correspond à la monstration publique d’une situation de communication fictive jouée par des performeurs. En Occident, il a privilégié le dialogue parlé, rédigé au préalable, au détriment de la danse, de la musique et du cirque. Pour cette raison, lorsque le Japon, la Corée et la Chine ont découvert ce spectacle venu d’Occident, les artistes locaux ont inventé des termes nouveaux, comme le substantif 話劇 huaju ou «spectacle parlé» pour le chinois. En langue chinoise, 戲曲 xìqǔ est le terme générique qui désigne ce que nous avons baptisé «théâtre chinois traditionnel» au prix de l’amputation de ses composantes polyphoniques. Baptême qui a imposé à la Chine un patronyme encore plus européocentré avec la locution «Opéra de Pékin». Étrangement, les réformateurs européens du théâtre avaient été frappés par l’esthétique holistique des spectacles vivants d’Asie qui combinant les virtuosités vocales, poétiques, musicales et corporelles correspondaient à leur recherche d’organicité.

La pratique théâtrale texto-centrée a été introduite dans les collèges universitaires européens à la Renaissance dans le cadre de la redécouverte enthousiaste des textes dramatiques grecs et latins par les humanistes.46 Au XVIe siècle, l’enseignement jésuite a fait le choix d’accorder à l’art oratoire, au théâtre et aux arts en général une place prééminente. Bruna Filippi, spécialiste du théâtre jésuite, a montré la relation étroite établie par les Pères entre le souci pédagogique et la spiritualité Ignatienne.47 Le sensible conduit à Dieu. L’action dramatique est à la fois célébration, éducation intellectuelle, spirituelle, corporelle et exercice de socialisation. Je renvoie à l’abondant corpus de publications sur le sujet le détail d’un projet pédagogique exemplaire infiniment plus complexe que ne l’ont commenté avec légèreté certains théoriciens du théâtre.48 Retenons que la composante musicale dans le théâtre jésuite, l’introduction du ballet, une scénographie qui ne répugne pas aux effets contribuent à en rendre l’expérience particulièrement marquante pour les élèves. Toutefois, selon Bruna Filippi, «l’actio scénique ne se substitue pas à l’actio rhétorique, elle s’y ajoute […], l’ars rhétorique ne perd de toute façon pas son rôle central, car l’expérience de l’acteur n’efface pas mais incorpore l’exercice de l’orateur […]»49
Un ouvrage du Père Louis de Cressoles (1620) met en évidence le souci d’entraîner les élèves aux techniques de la diction et de la déclamation, avec ce que cela comporte d’exercices physiques destinés à renforcer les poumons et la voix. Aussi conseille-t-il de recourir aux conseils des médecins, dont le célèbre Galien. La poursuite des recherches historiques a permis de prendre connaissance de l’extraordinaire variété des genres dramatiques en honneur dans les collèges jésuites de Rome et d’ailleurs. Au collège de Rodez, par exemple se pratiquent les tragi-comédies, les pastorales et les tragédies.50 Détail important pour notre propos: ce théâtre, de même que l’art oratoire des collèges recourent au latin, et aux langues vernaculaires. Sans le dire, le théâtre devient ainsi le support pédagogique de l’apprentissage d’une langue étrangère – le latin – qui est la lingua franca des clercs de l’époque, et la langue officielle de l’Église Catholique Romaine! C’est ainsi que le théâtre éducatif souvent bilingue – latin, français – a accompagné l’expansion missionnaire.51
La pratique théâtrale éducative n’est pas à réduire au seul moment de la représentation, à l’événement esthétique et social qui clôture le temps de son élaboration. Une étude de cas récente, publiée en 2004 par la revue Foreign Language Annals52 présente et analyse les effets induits par la réalisation d’une œuvre théâtrale sur l’apprentissage d’une langue étrangère depuis les premiers moments du projet jusqu’à son achèvement. Conçu dans le cadre d’une étude pilote The Italian Theater Workshop (ITW), à l’Université Notre Dame, de la ville de Notre Dame dans l’Indiana aux États-Unis, le projet avait pour objectif de considérer la diversité des interactions et des modes de communication entre les membres d’une troupe théâtrale en langue étrangère – acteurs, metteurs en scène, scénographes, costumiers – et leurs retentissement dans la vie du département. Colleen Ryan, l’une des enseignantes directrices du projet – actuellement Associate Professor of Italian at Indiana University, Bloomington – est par ailleurs co-éditrice avec Nicoletta Marini-Maio d’un copieux ouvrage sur ce thème: Dramatic Interactions: Teaching Languages, Literatures, and Cultures through Theater (2011).53
La pédagogie des jésuites qui excellaient dans les études classiques comprenant l’étude du latin et du grec, était fondée sur une émulation constante entre élèves au cours de joutes de savoir et de déclamation publiques. L’apprentissage des langues classiques privilégiait l’étude du «par cœur» – by heart – de textes mais également de règles de grammaire. La concertatio – joute entre élèves – n’était pas du théâtre à proprement parler, mais un dialogue compétitif de «par cœur». C’est ainsi que je me souviens encore d’exemples de grammaire grecque, sans avoir le souvenir des règles auxquelles ils se rapportent:

  • Ει καλως ελαλησα τι με δερεις? Si j’ai bien parlé pourquoi me frappes-tu?
  • Τα ζωα τρεκει, les animaux courent.

Notons que le statut du latin dans l’Église catholique a eu pour effet de diffuser auprès de millions de pratiquants aux scolarités diverses, et parfois absentes, des phrases entières de cette langue, par le jeu des répons, et des textes – credo et gloria – et la récitation répétée, ressassée des prières communes, populaires comme le Pater Noster, l’Ave Maria et des chants. Jusqu’au concile du Vatican (1961–1965) qui a autorisé les célébrations liturgiques en langue vernaculaire, les fidèles ont dialogué en latin avec l’officiant, entre formules magiques souvent mal prononcées et phrases protocolaires:

  • dominus vobiscum
  • et cum spiritu tuo

Les fidèles dialoguaient avec le prêtre par des formules ritualisées qu’ils mémorisaient par la pratique, à la façon des adolescents chanteurs amateurs qui se forment à l’oreille en écoutant les tubes à la mode. Dans ce cas, le processus d’apprentissage linguistique est proche de celui de méthodes qui consistent à mémoriser et répéter des séquences verbales courtes: Linguaphone créé par Jacques Roston en 1901, et Assimil – L’anglais sans peine fondé en 1929 par Alphonse Chérel.

Langue, oralité, théâtre

L’écoute précède l’oral, lui-même antérieur à l’écrit dans l’apprentissage et le développement de la langue au cours de l’ontogenèse – comme il l’a été pour la phylogenèse. Comme je l’ai dit, écoute et verbalisation sont des activités physiques et cognitives micro-rythmées, caractérisées par l’étroite association de réactions et d’actions. Nous gestuons sur la parole d’autrui et sur la nôtre. L’évolution des sociétés a opéré une sorte de sélection hiérarchique de la valeur intellectuelle des individus par l’évaluation de leur maîtrise de l’écriture au point d’instaurer progressivement un système d’examen des capacités par l’accomplissement d’épreuves écrites, au détriment de la rhétorique encore présente dans les lycées français du début du XXe siècle, ou maintenue seulement dans des établissements d’excellence, en général privés. L’accroissement considérable du nombre des enfants scolarisés a conduit les autorités de l’Éducation Nationale à modifier les épreuves du baccalauréat en supprimant l’oral réservé aux sessions de rattrapage. La situation est différente en Italie, par exemple, dont le modèle semble avoir influencé la réforme en cours de cet examen qui revêt en France une valeur symbolique particulièrement lourde. Les débats sont agités et les déclarations se multiplient. En février dernier, entre des dizaines d’avis, Frédéric Mion, directeur de l’Institut d’Études Politiques de Paris – Sciences Po – déclarait dans un entretien: «Il est temps de revoir la place de l’écrit au concours de Sciences Po.»54 Dans son analyse, la journaliste notait le retour d’une capacité à l’expression orale progressivement disparue des apprentissages et réservée au coaching dont sont friands les politiques. Elle ne manquait pas de mentionner les craintes de certains observateurs qui voient dans ce retour de la rhétorique «la victoire de l’esbroufe». L’anglais a le mot chat pour exprimer un comportement proche de ce que nous appelons en français «le bagou» ou plus familièrement la «tchatche», issu du verbe espagnol chacharear «bavarder». L’abondance des synonymes révèle les pièges que recèle l’habileté verbale, propre des «bonimenteurs», «baratineur», «hâbleur», «escrocs», «séducteurs», «arracheurs de dents», «politiciens narcissiques» et bien d’autres. Exemples qui mettent en évidence le fait que l’oralité, dans l’apprentissage de la langue – maternelle et étrangère – ne suffit pas.
Et c’est là que le théâtre intervient, ainsi que toutes les formes de spectacle vivant associées à la littérature. Dans nombre de sociétés en effet, se sont développées des pratiques qui combinent la performance – l’action – et la littérature ou art du langage. Ainsi en est-il des bardes palawan, du nô japonais, le Kutiyattam de l’Inde traditionnellement joué dans les Kuttampalams situés dans les temples. La littérature est la forme élaborée du langage. Je veux dire par là qu’elle va au-delà de la simple fonction de communication dont le niveau zéro est ce que l’anthropologue polonais Bronislaw Malinowski (1884–1942), avait nommé la «phatic communion», dans son article «The Problem of Meaning in Primitive Languages»55. Il entendait mettre en évidence par cette locution un aspect de la communication verbale qui ne sert pas à échanger de l’information, mais à établir ou à maintenir un contact entre un ou plusieurs locuteurs. Fort de ses observations sur le terrain, Malinowski s’est avisé que le langage dans sa fonction première pouvait être considéré comme un mode d’action, plutôt que l’expression d’une conceptualisation.
À la différence du jeu dramatique, de la simple «expression corporelle», du jeu de rôle, des improvisations et des concours d’éloquence – qui ont leur part dans l’acquisition de l’aisance verbale –, le théâtre dans son acception européenne a des vertus particulières. L’éloquence correspond à une dramatisation du discours, le théâtre est incarnation par des performeurs de dialogues transcrits au préalable. Si pour Christian Meyer l’art oratoire a favorisé l’émergence de la démocratie56, puisqu’il s’agit de convaincre par la parole plutôt que d’imposer par la force, il est aussi l’outil des dictateurs et tribuns.
Le théâtre en France est une matière d’enseignement littéraire, comme on peut le lire dans les manuels de littérature des collèges et des lycées. En dissociant la textualité de la performance, ce choix pédagogique conduit ou éloigne du théâtre. Radouan Leflahi, jeune comédien talentueuse, dont la famille vient du Moyen-Atlas marocain, a raconté la naissance de sa vocation, alors que la violence sociale le tenait éloigné de la scène:

Et j’ai mis les bouchées doubles, notamment dans le travail sur la langue. Parce que je suis tombé amoureux de Racine, du Claudel de Partage de Midi, et du théâtre classique en général [...]. Je ne crois pas que l’on puisse faire du théâtre si on n’est pas attaché à la langue.57

L’art théâtral – au sens le plus ‹classique› du terme, comme dans la perspective des théâtres laboratoires et des expérimentations est incarnation d’une langue porteuse de sens dans une double relation: les partenaires, un public. Non pas langue pour la langue bavarde, mais langue dans les subtilités de sa sémanticité, sa logique syntactique et les ressources de ses figures. Lire à haute voix et analyser sur table un passage d’À la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, le mémoriser et le jouer engendre une double incarnation: incarnation des personnages, incarnation de la langue qui pénètre le comédien, l’anime, s’incruste et lui ouvre un passage à d’autres textes, d’autres situations.

Conclusion

Pour conclure, je présenterai le témoignage d’une comédienne professionnelle coréenne venue en France pour à la fois vivre l’expérience de l’étranger et parfaire sa formation de comédienne. Ce témoignage montre bien que l’apport spécifique de la pratique théâtrale en langue étrangère diffère de l’enseignement scolaire, académique ou commercial. Admise en classe libre du cours Florent, puis engagée pendant trois ans dans un Centre Dramatique National, Lee Hyunjoo avait quelques connaissances du français à son arrivée. C’est en travaillant avec un metteur en scène français, sur des textes du répertoire classique et contemporain français qu’elle se rend compte d’une difficulté qu’elle résume en ces termes:

Le théâtre en langue étrangère, ce n’est pas avoir cette langue, mais être cette langue. Et c’est là que les difficultés surgissent. Quand on apprend une fable de La Fontaine, on n’apprend pas une langue, on la mémorise. Quand on travaille avec des partenaires, seul ou sous la direction d’un metteur en scène, il faut subir, accepter, entrer dans un texte qui n’est pas de soi. Parler dans une langue étrangère, on se débrouille, on bricole avec ce que l’on sait, à son rythme, avec ses mots, ses tournures. On peut ruser. En revanche ce n’est pas possible quand il faut adopter un souffle, un rythme, une courbe harmonique qui ne vient pas de soi. Avec l’apprentissage académique ou les méthodes commerciales, en réalité, on fait semblant de connaître la langue. On donne l’illusion de la posséder. Au théâtre il faut habiter un corps et un mental qui n’est pas le nôtre.

  1. Anm. d. Red.: Unter Umständen fehlende bibliografische Angaben wurden uns bis Redaktionsschluss leider nicht nachgereicht; die Redaktion bittet, sich bei bei Fragen direkt an den Autor zu wenden.
  2. Ces données ont été largement diffusées dans la presse. Le Monde, 21 février 2018 (cahier «science&médecine»); Le Monde, 6 et 12 avril 2019.
  3. Viveiros De Castro, Eduardo: Métaphysique cannibales, Paris: PUF, coll. «MétaphysiqueS» 2011, p. 20.
  4. Lenneberg, Eric H.: «Language evolution and purposive behavior», in: Stanley Diamond (éd.), Culture in History: Essays in Honor of Paul Radin, New York, Columbia University Press 1960.
  5. Lenneberg, Eric H.: «Aptitude à l’acquisition du langage», version française par Yvonne Noizet de l’article «The capacity for language acquisition», in: Jacques Mehler / Georges Noizet (éd.), Textes pour une psycholinguistique, Paris, Mouton 1974, p. 25.
  6. Diamond, Stanley (éd.), Culture in History, Essays in Honor of Paul Radin, New York, Published for Brandeis University by Columbia University Press 1960.
  7. Fodor, J. A. / Katz, J. J., The Structure of Language. Readings in the Philosophy of Language, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall 1964.
  8. Lenneberg, Eric H., Biological foundations of language, New York, John Wiley and Sons 1967.
  9. Lenneberg, Eric H., «Aptitude à l’acquisition du langage», in: Stanley Diamond (éd.), op. cit., 1974, p. 25.
  10. Martinet, André, Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, n° 349 section de littérature, 3e édition 1963, p. 12.
  11. «Libération de la main» article paru en 1956 dans le numéro 32 de la revue Problèmes, publication de l’Association des étudiants en médecine de l’Université de Paris, 1956, p. 6. Cité par Ouvrier-Bonnaz, Régis, in: «La libération de la main d’André Leroi-Gorhan», Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [en ligne], 16/3, 2014. URL: (http://journals.openedition.org/pistes/3629), p. 2 (vu 01/10/2019).
  12. Leroi-Gourhan, André, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, tome 1: Technique et langage, 1964, p. 34.
  13. Un exemple relatif à l’application en Turquie: Hırça, Necati: «The Influence of Hands on Physics Experiments on Scientific Process Skills According to Prospective Teachers’ Experiences», in: European Journal of Physics Education, vol. 4 Issue 1, 2013.
  14. Salzbrunn, Monika / von Weichs, Raphaela / Moretti, Federica (Université de Lausanne, ERC Artivism): «La main à la pâte»: L’apport des méthodes multi-sensorielles et du field-crossing dans les recherches sur le carnaval et l’événement festif, communication donnée dans le cadre du Colloque international Méthodologies de la recherche sur les pratiques festives et carnavalesques, Maison des Cultures du Monde, Centre français du patrimoine culturel et immatériel, Vitré, 12–14 avril 2019.
  15. Voir, en particulier, de Jacques Gernet, La Raison des choses, Paris, Gallimard 2005; Chine et christianisme. Action et réaction, Paris, Gallimard «Bibliothèque des histoires» 1982.
  16. Yasuo, Yasa, The Body – Toward and Eastern Mind-Body Theory, edited by T. P. Kasulis, translated by Nagatomo Shigenori and T. P. Kasulis, State University of New York Press 1987.
  17. Ghilardi, Marcello: «Des images (et) de Dieu. Entre Maître Eckhart et Nishida Kitarō», in: Théologiques, vol. 20, numéro 1–2, 2012, p. 61–80, [en ligne], URL: (https://doi.org/10.7202/1018854ar), p. 70 (vu 01/10/2019).
  18. Champault, Françoise: «Apprendre par corps – problèmes relatifs aux implications psychologiques et morales dans l’apprentissage des arts de combat au Japon», in: Daruma, n° 8–9, automne 2000 / printemps 2001, p. 75. Lire également l’article de Doganis, Basile: «Les arts martiaux japonais et le sentiment d’évidence: une certitude du corps entre savoir et savoir-faire», Tracés. Revue de sciences humaines, numéro 2, 2003, URL: (https://journals.openedition.org/traces/4145) (vu 01/10/2019).
  19. Pour une présentation générale, voir Cheng, Anne, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil 1997.
  20. Dewey, John, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action (The Quest for Certainty, 1929), traduit de l’anglais États-Unis par Patrick Savidan, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie 2014, p. 17.
  21. Dale, Edgar, Audio-visual Methods in Teaching, New York: Holt, Rinehart and Winston, 1963 (1954).
  22. Pradier, Jean-Marie: «De la Performance Theory aux Performance Studies», in: Journal des anthropologues, numéro 148–149, 2017, p. 287–299; Pradier, Jean-Marie, «La Performance, ou la Renaissance de l’action», in: Communications, numéro 92, 2013, p. 277–296.
  23. «Si l’homme est un animal doué de raison, un animal inventeur d’outils, un animal auto-créateur, un animal usager de symboles, il n’est pas moins un performing animal, homo performans, non pas, peut-être, au sens d’un animal de cirque capable de devenir un performing animal, mais en ce qui le concerne l’homme est un animal auto-performing – ses performances, sont en quelque sorte réflexives, en performant il se révèle à lui-même.» Turner, Victor, The Anthropology of Performance, préface de Richard Schechner, New York, PAJ Publications (A Division of Performing Arts Journal, Inc.) 1986, p. 81.
  24. Courtney, Richard, Dictionary of Developmental Drama, Springfield, Charles C. Thomas Publisher 1987.
  25. Mauss, Marcel: «Les techniques du corps», Journal de Psychologie, XXXII, numéros 3–4, 15 mars–15 avril 1936. Repris in: Marcel Mauss: Sociologie et Anthropologie, précédé d’une introduction à l’œuvre de Marcel Mauss par Claude Lévi-Strauss, Paris: Presses Universitaires de France 1950, 3e édition augmentée 1966, p. 364-386.
  26. Ibidem, p. 365.
  27. Ibid.
  28. Joseph, John E.: «Le corps du locuteur natif: discipline, habitus, identité», in: Histoire, Épistémologie, Langage, numéro 35/2, 2013, p. 29–45.
  29. Mauss, Marcel: «Sociologie, psychologie, biologie» (1930), in: Œuvres 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, présentation de Victor Karady, Paris: les Éditions de minuit, le sens commun 1969, p. 297.
  30. Voir la sténotypie du cours par Denise Paulme, publiée chez Payot sous le titre de Manuel d’ethnologie (1947), en particulier les chapitres IV et V: «Technologie et esthétique».
  31. Cohen, Marcel: Pour une sociologie du langage, Paris: Albin Michel 1956, p. 52. Un exemple de la complémentarité de l’anthropologie et de la linguistique est donné par la présentation des relations entretenues par Marcel Cohen et André Georges Haudricourt. Voir Bert, Jean-François: «Marcel Cohen et André Georges Haudricourt: un regard singulier sur la linguistique», in: Langage et société, Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme, numéro 128, juin 2009, p. 77–97.
  32. Cohen, Marcel: «Où en est la linguistique», La nouvelle critique, numéro 124, p. 44.
  33. Cohen, Marcel: «Sur l’étude du langage enfantin», Enfance, année 1969, vol. 22, numéros 22-3-4, p. 203–27.
  34. Ouvrier-Bonnaz, Régis: «La libération de la main d’André Leroi-Gorhan», op. cit., p. 2.
  35. Bernard, Michel: Le corps, Paris: Jean-Pierre Delarge, coll. Corps&culture 1976, p. 127.
  36. Jousse, Marcel: L’Anthropologie du Geste, Paris: Gallimard, collection TEL 2008, p. 35.
  37. Montagu, Ashley: Touching, The Human Significance of the Skin, New York: William Morrow Paperbacks-Harper Collins; 3rd Revised edition, 1986. La peau et le toucher. Un premier langage, préface de F. Leboyer, Paris: Seuil 1979.
  38. Condon, W. S. / Sander, L. W. (1974a): «Synchrony demonstrated between movements of the neonate and adult speech», in: Child Development 45, p. 456–62; Condon, W. S. / Sander, L. W. (1974b): «Neonate movement is synchronised with adult speech: interactional participation», in: Science, vol. 183, p. 99–101.
  39. Cité par Milton, Robert: Your Flexxible Brain Neuro-Nastics Building a Bigger Better Brain, Bloomington: AuthorHouse Publishing 2011, p. 322.
  40. Berthoz, Alain: La simplexité, Paris: Éditions Odile Jacob 2009.
  41. Pour une présentation générale, voir Fuchs, Catherine (éd.), La linguistique cognitive, Gap, Ophrys et Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme 2004, Publication sur OpenEdition Books 4 juil. 2017.
  42. Schewe, Manfred: «Drama und Theater in der Fremd- und Zweitsprachenlehre: Blick zurück nach vorn», in: Scenario, année 1, numéro 1, 2007, p. 154–169.
  43. Schewe, Manfred: «Dramapädagogische Ansätze», in: Eva Burwitz-Melzer / Brit Mehlhorn / Claudia Riemer / Karl-Richard Bausch / Hans-Jürgen Krumm (éd.), Handbuch Fremdsprachenunterricht, 6, édition rév. Tübingen: Francke Verlag, p. 354–357.
  44. Entretien avec Naim Katan publié dans Arts et lettres, Le Devoir (juillet 1967), repris dans Grotowski, Jerzy: Vers un théâtre pauvre, Lausanne: La Cité – L’Age d’Homme 1971, pp. 53 et 56.
  45. Dragutin, Joël: Tant d’espace entre nos baisers, Paris: Éditions de l’Amandier 2005.
  46. Ferrand, Mathieu: «Le théâtre des collèges, la formation des étudiants et la transmission des savoirs aux XVe et XVIe siècles», in: Camenulae, numéro 3, Juin 2009, p. 1–11.
  47. Filippi, Bruna: Il teatro degli argomenti ̶ gli scenari seicenteschi del teatro gesuitico romano. Catalogo analitico, Roma: Institutum Historicum S.I. 2001.
  48. L’analyse est souvent biaisée par la tendance à projeter dans le présent des cas singuliers aux contextes historiques précis. Voir, par exemple Bernard, Michel: L’expressivité du corps, Paris: Jean-Pierre Delarge, coll. Corps&culture 1976, p. 393–396.
  49. Filippi, Bruna in: Cérémonial et rituel à Rome (XVIe ̶ XIXe siècle), études réunies par Antonietta Visceglia et Catherine Brice, Rome: Publications de l'École Française de Rome 1997, p. 199.
  50. Vuillemin, Jean-Claude: «Dramaturgie et pédagogie au collège jésuite de Rodez: Clovis triomphant d’Alaric (1655)», in: Revue du Rouergue, numéro 58, nouvelle série été 1999, p. 154 ̶ 183.
  51. Lee, Hyunjoo, Martyrs et héros: le théâtre édifiant des missions catholiques françaises en Corée dans les premières années du XXe siècle. Contribution à la recherche en ethnoscénologie, thèse pour le doctorat en études théâtrales, Université Paris 8, outenue le 5 février 2014.
  52. Ryan-Scheutz, Colleen / Colangelo, Laura M.: «Full-Scale Theater Production and Foreign Language Learning», in: Foreign Language Annals, vol. 37, numéro 3, Fall 2004, p. 374–389.
  53. Ryan, Colleen / Marini-Maio, Nicoletta (éd.): Dramatic Interactions: Teaching Languages, Literatures and Cultures through Theater – Theoretical Approaches and Classroom Practices. Newcastle-upon-Tyne: Cambridge Scholar Publishing 2011.
  54. Frédéric Mion, propos recueillis par Zoazig Le Nevé, Le Monde, vendredi 16 février 2018, p. 10.
  55. Bronislaw, Malinowski (1923): «The Problem of Meaning in Primitive Languages» in: C. K. Ogden / I. A. Richards, Meaning of Meaning – A Study on the Influence of Language upon Thought and the Science of Symbolism, with supplementary essays by B. Malinowski and F. G. Crookshank, San Diego: Harcourt Brace Jovanovich, nouvelle édition avec une introduction par Umberto Eco, New York: Harvest/HBJ Book 1989, p. 296–336.
  56. Meyer, Christian: La Politique et la grâce: Anthropologie politique de la beauté grecque, Paris: Seuil – travaux linguistiques 1987.
  57. Entretien avec Fabienne Darge, Le Monde, mis en ligne le 14 février 2018.