S’approprier une langue étrangère à travers la création d’une partition physique (italien/français)

· Arianna de Sanctis ·


PID: http://hdl.handle.net/21.11108/0000-0007-DA51-8

«Toute ‹mise en mots› est une ‹mise en corps› qui fait ‹bouger› le sujet parlant.»1

Nombreux sont les neuroscientifiques, les pédagogues et les praticiens de théâtre qui rejoignent le point de vue du linguiste Petar Guberina lorsqu'il affirme que «le corps entier, pas seulement les organes de la parole et de l'oreille, participe à la production et à la perception de la parole»2. La pratique théâtrale, basée sur un recours au corps, à la fois quotidien et extra-quotidien, et sur un emploi de matériaux textuels et vocaux plus ou moins codifiés, apparaît à nos yeux comme une des voies les plus efficaces pour renforcer le processus d'incorporation d'une langue seconde, aussi bien à l'oral qu'à l'écrit.
Cet article n'abordera ni l'aspect historique, ni l'aspect théorique des collaborations entre sciences du langage, pédagogie des langues et études théâtrales, il se concentrera davantage sur la présentation d'une séquence d'exercices issue d'une recherche-création conduite en Allemagne entre 2016 et 2018 qui nous a permis d'établir une passerelle entre ces différents domaines.
En particulier, nous décrirons, tout en le complétant, un atelier que nous avons animé dans le cadre du colloque international Corps, langues, arts: vers un apprentissage actif, activé et activant des langues étrangères (Stuttgart, 24 et 25 avril 2018). La séance d'exercices abordée dans le cadre de cet atelier, d'une durée d'une heure environ, a été proposée à un public mixte, composé pour la plupart d'enseignants de langue italienne (secondaire et universitaire) et d'étudiants en études romanes, et a été extraite d'une session de travail qui, de manière générale, s'étend sur un laps de temps allant de quatre heures à plusieurs mois. Le partage de cette expérience pratique nous a permis d'esquisser dans un cadre scientifique une proposition d'apprentissage incorporé, interactif et personnalisé des langues étrangères (italien et français), en mettant à profit notre formation au mime corporel d'Etienne Decroux ainsi que les enseignements des acteurs de l'Odin Teatret.
Le but de la séance de travail ne consistait pas à transmettre des éléments grammaticaux et syntactiques de la langue italienne et/ou française, mais plutôt à présenter quelques outils d'apprentissage, d'expression et de mémorisation à partir de notre propre pratique théâtrale. A l'issu de l'atelier, un échange s'est tenu entre tous les participants, afin de discuter du déroulement du processus, d'en repérer les limites, les potentialités et les développements possibles.
Dans le texte qui suit, afin de rendre plus claire et compréhensible la progression des différentes étapes de l'atelier et de retracer un exemple de la structure d'une séance de travail complète, nous avons ajouté quelques exercices qui, pour des contraintes de temps, n'ont pu être présentés dans le cadre du colloque. Ces derniers ont été pour la plupart proposés et expérimentés lors des précédents ateliers organisés au sein des départements d'études romanes de l'Eberhard Karls Universität Tübingen, de l'Universität Stuttgart ainsi qu'à la Pädagogische Hochschule Karlsruhe.
Les séquences d'exercices (avec leurs nombreuses variations) qui peuvent être proposées dans ce type d'atelier sont le résultat d'un processus très personnel d'assimilation et réélaboration d'éléments dérivés à la fois de notre formation, ainsi que de notre expérience professionnelle de pédagogue de langue et de théâtre. C'est pour cela qu' avant de détailler une des possibles séquences abordées dans les ateliers langue/théâtre, il nous semble important de présenter brièvement nos compétences. Notre formation s'est réalisée entre l'Italie et la France, elle s'est déployée d'un côté dans le domaine universitaire (DAMS, Università Roma 3; Arts du spectacle et Ethnoscénologie, Université Paris 8), de l'autre côté, a été renforcée grâce aux savoirs-faire acquis dans le milieu associatif, artistique et sportif (formation intensive en mime corporel auprès de la Cie Hippocampe – Paris; expérience professionnelle en tant que comédienne et metteure en scène dans les Cies Le Nœud, La Théâtreria, et Fufluns – Paris, Saint-Denis et Montpellier; praticienne d'aïkido et de danse contemporaine). Du point de vue professionnel, nous avons enseigné le français et le latin en collège (Pavillons-sous-bois, Seine Saint-Denis) et l'italien (cours particuliers à Paris et en Île de France, Association Italiance, Comité de jumelage des Mureaux). Ce double parcours, linguistique et artistique, nous a permis de nous former à la fois comme enseignante de langue, comédienne, mime et pédagogue de théâtre.
Au moins deux autres raisons nous ont poussé à imaginer un projet associant le théâtre et l'apprentissage des langues étrangères: l'observation de l'existence d'un écart considérable entre la pratique de l'écrit et de l'oral dans l'enseignement des langues vivantes, et le constat de l'introduction limitée des pratiques artistiques dans ce type de formations.
Ainsi, dans un premier temps, nous avons soumis un projet Erasmus+ au professeur Georg Maag, directeur du département d'études italiennes de l'Universität Stuttgart, qui l'a accueilli favorablement en nous donnant l'opportunité d'expérimenter de nouvelles pistes au croisement de la langue italienne et du théâtre.
Ensuite, grâce à la collaboration d'autres collègues allemands, notamment les professeurs Sabrina Maag (Universität Stuttgart), Susanne Goumegou (Universität Tübingen) et Gerald Schlemminger (Pädagogische Hochschule Karlsruhe) d'autres ateliers ont pu voir le jour dans la région du Baden-Württemberg nous permettant de tester différents formats afin sonder les nombreuses possibilités d'aborder l'apprentissage des langues par le théâtre.
Ces ateliers ont souvent été proposés dans le cursus de Licence et Master sous forme de module facultatif pouvant accueillir des étudiants de niveaux linguistiques différents. En outre, à partir du moment où les inscrits au département d'études romanes (Tübingen et Stuttgart) suivaient une double formation en études italiennes et françaises, nous avons été conduit à explorer le recours alterné ou en parallèle des deux langues au sein du même atelier.
Dans tous ces différents cas de figure, la méthodologie adoptée a été immersive et ludique, car nous convenons avec Jauss que «l'expérience esthétique ne s'oppose aucunement par nature à la connaissance ni à l'action»3.
Nous avons demandé à nos collègues d'avoir accès, dans la mesure du possible, à une salle de cours adaptée à des activités physiques et sportives, complètement vide ou dotée de chaises et tables amovibles, afin de pouvoir travailler sur et par le corps et de contourner le plus possible un dispositif de type frontal, fréquemment utilisé dans le cadre universitaire. En amont de l'atelier, les participants ont été invités à se vêtir d'une tenue souple et à apporter une chanson en langue étrangère, apprise par cœur.
Dans tous les ateliers nous avons montré des exercices respiratoires, de placement et projection de la voix, des jeux pour développer la concentration, l'écoute et le travail en groupe. Nous avons également partagé quelques outils pour aborder la posture, la marche et le déplacement dans l'espace scénique, puis la manipulation d'objets. Enfin, nous introduisons les participants à quelques techniques de lecture, interprétation et rédaction (personnelle et/ou collective) de textes courts dans la langue cible car, comme l'affirme Jean-Rémi Lapaire :

Toute parole dite est une parole jouée dont l'articulation corporelle dépasse la seule sphère laryngo-buccale. Quiconque enseigne la ‹prise de parole› en langue vivante étrangère doit donc convaincre le sujet parlant de se comporter en locuteur-acteur incarné, qui s'engage et s'expose corporellement sur la scène sociale.4

Le parcours suit en principes ces lignes directrices et est organisé en trois parties (échauffements, jeux de théâtre, composition). Cependant, il reste toujours ouvert et modifiable par l'intervenant car le niveau des exercices proposés demande d'être constamment adapté en fonction du public, de la durée de l'atelier et des relations qui s'instaurent entre les participants. En effet, il est important que les contraintes techniques restent toujours abordables, car l'objectif de l'atelier n'est pas de décourager l'apprenant mais au contraire de le stimuler pour augmenter son niveau d'apprentissage.
La répétition est un autre aspect fondamental qui revient dans toutes les séquences proposées car, si d'un côté, elle assure la bonne assimilation des consignes d'exécution de la part de l'apprenant, de l'autre côté, elle permet à l'enseignant de les dépasser en introduisant des petites variantes (changement de rythme ou de durée, introduction d'une contrainte supplémentaire, etc.). Cela dit, les variantes ne doivent jamais être trop nombreuses ou trop difficiles au point de mettre l'apprenant dans un état de stress, elles servent, au contraire, à le rassurer et à lui donner l'impression de maîtriser la compréhension et la réalisation de l'exercice. De cette manière, le degré de difficulté des exercices augmente progressivement mais de manière tout à fait organique et peut entraîner, par conséquent, une accélération dans le système d'apprentissage. A ce propos, Gregory Bateson explique,

si néanmoins nous faisons subir à un même sujet une série d’expériences d’apprentissage similaires, nous découvrirons qu’à chaque expérience qui s’ajoute, le gradient d’apprentissage primaire augmente, ce qui veut dire que le sujet apprend de plus en plus vite. C’est ce changement progressif du taux d’apprentissage primaire que nous appellerons ‹apprentissage secondaire›.5

Cette étape de l'atelier a également une autre fonction, celle de détourner momentanément l'attention de l'apprenant des contraintes proprement linguistiques, en activant davantage son état d'alerte sur celles issues du domaine ‹théâtral›, de manière à lui faire percevoir les tâches linguistiques comme un soutien plutôt qu'un obstacle. Le challenge linguistique peut ainsi apparaître plus aisément réalisable (car il appartient à un domaine déjà exploré) face au nouveau défi théâtral relevant d'un champ jusqu'à alors inconnu ou très peu abordé.
Etant donné que les ateliers que nous avons animés se sont souvent déroulés entre deux cours ou à la fin d'une journée universitaire intense, nous avons toujours commencé les séances par un échauffement physique afin de faciliter une introduction au travail par le corps et de créer un espace-temps de relaxation et de concentration nécessaire pour la réussite de l'atelier.
Les exercices de théâtre de la séquence-type que nous allons détailler ci-dessous ont tous été revisités et adaptés aux exigences des apprenants de langue.
Disposés en cercle, l’un après l’autre, les étudiants réalisent un geste de leur choix et prononcent leur prénom à haute voix. L'action physique doit être proposée en même temps que l'action vocale, l'ampleur du geste et l'engagement de la voix sont sollicités dès la première exécution de l’exercice. Lors d'un deuxième tour de cercle, tout le monde répète le geste et le son juste après la personne qui vient de les proposer, le but étant de les reproduire de la manière la plus fidèle possible. Enfin, lors d'un troisième tour de cercle, l'enseignant demande d'enchaîner de manière progressive les mouvements et les prénoms en créant une sorte de chorégraphie chantée, commune au groupe entier. De cette manière, un premier étudiant est invité à exécuter ses actions, puis, la personne qui se trouve à son côté dans le cercle les répète et y enchaîne ses propres propositions, la personne suivante reproduit les actions physiques et vocales des camarades qui l'ont précédée puis y ajoute les siennes, et ainsi de suite jusqu'à la fin du cercle. Cet exercice demande une très grande concentration et opère à la fois sur la consolidation de la mémoire, de l’écoute et de la cohésion de groupe, tout en gardant son aspect ludique.
Une fois les présentations faites, le formateur propose un échauffement par segments dans le but d'aider l'apprenant à prendre conscience de chacun de ses mouvements et à exercer un contrôle plus fin sur le corps dans sa globalité. Il nomme une partie du corps (la tête, le cou, l'épaule, le coude, le bassin, etc.) et indique le type de mouvement à effectuer (rotation, étirement, extension, flexion, etc). Ainsi, il débute l'exercice en donnant quelques exemples tout en activant le champ sémantique du corps humain, puis il passe le relai aux participants qui, à tour de rôle, poursuivent l'échauffement en donnant des consignes à leur camarades jusqu'à ce que le plus grand nombre de parties du corps aient été mentionnées (et, par conséquent, échauffées).
Dans le but d'explorer davantage le domaine du mouvement corporel et de développer en même temps le vocabulaire qui s'y réfère, il est possible d'introduire dans l'exercice une petite variante qui consiste à préciser les directions des mouvements à effectuer (ex.: épaule gauche vers l'avant, derrière, vers le haut, vers le bas, à droite, à gauche). Cette deuxième étape de l'exercice élargit en même temps le vocabulaire employé, combinant les propositions, les connecteurs spatiaux et d'autres indicateurs de lieu au vocabulaire du corps humain éveillé dans la première partie de l'exercice.
D'autres exercices physiques peuvent être proposés au cours de l'échauffement tels que l'introduction de différents types de marches (sur les orteils, sur les talons, en accélérant, en ralentissant, en sautillant, etc.). Il est également possible de donner d'autres indications relevant davantage de la sphère de l'imaginaire afin d'éveiller chez les exécutants des sensations liées à des environnements ou à des états d'âme particuliers, ainsi que la terminologie qui y est associée (ex.: marcher contre le vent, dans la boue, dans l'eau, dans un état mélancolique, joyeux, nerveux, etc.). Cet exercice aide à reproduire physiquement des sensations et à développer en même temps l'imaginaire de tout un chacun. Une fois que les participants sont à l'aise et ont bien intégré l'exercice, il est possible d'introduire une variante en combinant, par exemple, un agent extérieur «le vent», «l'eau», «le feu» avec un état d'âme, l'«amour», la «rage», la «tristesse». Un développement ultérieur consisterait à inventer des indications qui tiennent compte des cinq sens (ex.: «imaginez de manger une glace immergés dans une tempête de sable et entourés du parfum de jasmin»). L'enseignant peut appliquer dans cet exercice une technique d'apprentissage par les pairs et demander à chaque participant de donner, à tour de rôle, des consignes aux camarades pour circuler dans l'espace en combinant postures, marches, sentiments et images différents. De cette manière, l'apprenant est conduit à s'impliquer de plus en plus activement dans l'exercice. Si, d'un côté, il est obligé de puiser dans son vocabulaire pour faire l'effort de se rappeler, activer et associer des termes qui appartiennent à des sphères différentes, de l'autre, le choix des indications à donner à ses collègues lui appartient à tout moment. Il est libre de s'inspirer des images qui lui viennent à l'esprit et d'employer un vocabulaire qu'il maîtrise du moment que, comme le rappelle Francisco Varela, «les facultés cognitives sont inextricablement liées à l'historique de ce qui est vécu, de la même manière qu'un sentier, au préalable inexistant, apparaît en marchant»6.
En ce qui concerne la partie de l'atelier relative à l'échauffement vocal, le formateur propose aux participants d'explorer quelques exercices de base qui les aident à maîtriser leur respiration, à porter la voix et à utiliser des résonateurs différents pour affiner et élargir la gamme de sons dont ils pourront disposer par la suite. Il commence par montrer des inspirations et expirations sur deux, quatre et huit temps, puis il guide un échauffement de l'organe vocal en commençant par un massage du visage par tapotement des doigts, suivi d'un massage de la langue à l'intérieur de la bouche, pour conclure sur des bâillements, des grimaces, etc. Après quelques vocalises de base, l'intervenant montre l'utilisation des résonateurs du ventre, de la bouche, du nez et de la tête, en émettant respectivement des sons qui vont du plus grave au plus aigu. L'objectif est d'arriver à prononcer quelques mots ou des phrases du quotidien en explorant des résonateurs, des volumes et des tonalités différents. Une variante de cet exercice peut porter sur la prononciation de courtes phrases exprimant des émotions (en riant, en pleurant, en chuchotant, en criant, etc.). Puis, à tour de rôle, chaque participant suggère des images ou des situations qui aident les autres à reproduire son univers par le biais de leur voix. Chacun retient une phrase de son choix et parcourt les différentes consignes des camarades. Imaginons que la phrase soit: «Ce matin le soleil brille sur ma ville», elle sera prononcée à la fois reproduisant une situation de peur, d'angoisse, de joie, d'énervement, etc. avec les changements corporels et vocaux que chacune de ces situations implique car, comme le souligne l'anthropologue Marcel Jousse, «la véritable parole humaine joue toujours avec cette puissance attractive: le rythme mélodique»7.
Comme nous l'avons mentionné auparavant, une des consignes fournies en amont de l'atelier a été celle d'apporter une chanson dans la langue étrangère étudiée, apprise par cœur. Ainsi, dans la dernière partie de l'échauffement vocal, chaque participant est sollicité à en chanter un petit extrait (le refrain ou une strophe), avec l'objectif de l'apprendre aux autres à travers la répétition et l'écoute. Une fois que les paroles et la musique ont été apprises par l'assemblée, le chanteur/la chanteuse peut proposer de l'interpréter suivant une tonalité et/ou un état d'esprit différents. Quand tous les apprenants ont présenté, transmis et interprété un extrait de leur chanson, l'enseignant les guide vers la construction d'une seule chanson formée par l'ensemble des extraits, en proposant d'apporter des couleurs différentes à chaque répétition.
Dans l'étape suivante de l'atelier les participants abordent l'improvisation par de courts récits. Ils se disposent par deux, le premier, assis sur une chaise, commence à raconter un événement vécu dans la journée ou un petit conte de son choix, le deuxième, dos au public, réagit en ‹dansant› au son des mots du narrateur (il peut choisir d'illustrer ou mimer les mots, de danser de manière abstraite en se tenant au plus près de ce qu'il perçoit au niveau sonore, ou encore de jongler sur le rythme et les pauses du récit). D'ailleurs, à ce sujet, nous rejoignons les propos de Rudolf Laban quand il affirme que «toutes nos formes d'expression, tels parler, écrire et chanter, sont portées par le flux du mouvement»8.
Par le biais de cette improvisation, les deux étudiants s'enrichissent mutuellement de l'imaginaire et des propositions de l'autre et mettent en scène une petite histoire partagée. L'objectif de cet exercice est de libérer la prise de parole, d'éveiller la compréhension, de s'interroger sur le lien entre les mots, les sons et le corps et d'affiner l'écoute de l'autre. En effet, comme le rappelle le linguiste Petar Guberina:

L'ensemble acoustique de toutes les langues contient certains facteurs structuraux qui sont immanents à notre être biologique. La tension, l'intensité, le rythme, les tonalités sont des formes biologiques de l'homme. Celui-ci vit biologiquement et physiologiquement grâce aux tensions et détentes, aux intensités, rythmes et tonalité qui, eux-mêmes, ont leur structure et permettent la perception structurale du monde; ils permettent aussi le dialogue entre l'homme et le monde extérieur.»9.

L'atelier procède par un travail avec et sur les objets. Dans un premier temps, les apprenants se placent en cercle et choisissent un objet parmi ceux placés au centre par l'intervenant (ex.: un chapeau, un bâton, une bouteille, une chaussure, etc). Puis, l'un après l'autre, ils annoncent le nom de l'objet choisi, sa fonction, et ils montrent son utilisation quotidienne (ex.: quelqu'un choisit la bouteille et il montre comment il se verse à boire). Lors d'un deuxième tour, l'enseignant demande d'imaginer une fonction complètement différente de l'objet choisi, s'éloignant le plus possible de la réalité, puis il invite ceux qui regardent à deviner ce que l'objet est devenu par cette transformation (ex.: la personne qui a choisi la bouteille l'utilise cette fois comme une longue vue). Dans la troisième partie de l'exercice, les participants, l'un après l'autre, se transforment en un des objets choisi par un des camarades, en essayant de le reproduire par son corps dans les deux versions qui ont été présentées et de faire deviner à l'ensemble du groupe de quel objet s'agit-il.
Cet exercice a tout d'abord la fonction de rafraîchir le vocabulaire concret et quotidien lié à l'univers des objets et, dans un deuxième temps, en détachant progressivement ces derniers de leur fonction quotidienne, pousse les apprenants à mettre en relation des aires conceptuelles éloignées et à libérer et déployer leur imaginaire. Ce procédé leur donne la possibilité de raconter une histoire à l'aide d'un support matériel, mais également celle d'explorer les potentialités du décalage et de la multiplications des points de vue dans la narration, de renforcer l'acquisition du vocabulaire par le biais d'un processus d'association et dissociation et une mise en partage de connaissances. Il s'agit d'un exercice qui permet aux apprenants de rentrer en contact à travers les objets et de développer, pour exprimer cela avec les mots de Christine Leroy, «l'écoute corporelle de leurs propres perceptions du corps de l'autre par leur corps propre, et du corps propre par la médiation du corps de l'autre»10.
La dernière étape de l'atelier s'articule autour d'un travail de montage qui peut aboutir à la création d'une partition physique, dramaturgique et vocale. Les participants sont conviés à rédiger un court texte à partir d'une image de leur choix (carte postale, peinture, photographie, etc.) et à le combiner avec des mouvements issus d'un travail de recherche corporelle. Lors d'une première étape, ils décrivent en solo l'image sélectionnée et explicitent les raisons de leur choix aux autres participants. Ensuite le travail évolue en duo et consiste à recueillir à l'oral, en une dizaine de minutes, le plus possible de détails sur les deux images choisies, à travers un partage de connaissances et des ressentis, puis le duo présente à l'assemblée une deuxième description de chaque image, plus riche et articulée. Dans la dernière étape, le binôme écrit une histoire en reliant les deux images, puis la met en scène et la joue devant le reste du groupe. Ce travail d'écriture peut être associé à un montage plus élaboré résultant de la composition entre un texte rédigé et appris par coeur, une chanson en langue étrangère et une partition physique réalisée à partir d'un travail avec un objet (chaise, vêtement, etc.).
Dans le cadre du colloque de Stuttgart, nous avons proposé un exercice de composition plus simple, basé sur le jeu de «la boîte mystère». Les participants, disposés en cercle, font passer une petite boîte doté d'un couvercle. En l'ouvrant, chacun prononce la phrase «Dans cette boîte il y a...», puis ajoute un substantif et un geste, enfin il referme la boîte et la fait tourner. Quand tous les participants ont proposé un sujet (être humain, animal, végétal, objet, concept abstrait, etc.) et un geste, la boîte passe une deuxième fois et les participants répètent, mémorisent et enchaînent au fur et à mesure l'ensemble des propositions énoncées (ex.: «Dans cette boîte il y a un homme, un éléphant, une rose, une radio, le bonheur, etc.»). Dans les tours de cercle suivants, chacun ajoute au substantif proposé un verbe introduit par une proposition relative, puis un complément d’objet direct ou indirect et enfin un complément de temps ou de lieu. Toutes les propositions sont accompagnées d’un geste, puis répétées et mémorisées par l’ensemble des joueurs. Ensuite, pendant une dizaine de minutes, chaque participant se retire en solo pour rédiger un court texte en français (5–10 lignes). La consigne consiste à inventer une histoire, en combinant au moins trois ou quatre phrases énoncées lors du jeu. Une fois la rédaction terminée, chacun lit son texte face à l'assemblée, à haute voix. Pour terminer l'exercice, l'histoire peut être montée sur une séquence de mouvements réalisée à partir d'un travail autour d'une chaise ou avec un autre objet, ou bien issue d'une improvisation physique.
A la fin de chaque séance de nos ateliers, les participants disposent d'un temps de parole destiné à faire émerger les difficultés et les attentes et à adapter ainsi la suite de l'atelier en fonction des remarques des uns et des autres. Ce moment d'échange et de réflexion est d'autant plus nécessaire car il nous permet d'expliquer les principes qui sous-tendent les exercices proposés et d'en transmettre aux apprenants (souvent futurs pédagogues et formateurs de langue) les objectifs pédagogiques.
Les participants rapportent dans leurs témoignages quelques-unes des difficultés rencontrées parmi lesquelles reviennent souvent la peur et le stress de se tromper (en ce qui concerne l'exercice linguistique) et la difficulté de s'exprimer ou de chanter face aux autres participants (en ce qui concerne l'exercice théâtral). C'est pour cela que, tout en invitant les membres du groupe à participer activement, nous leur expliquons, dès le début de l'expérience formative, que les résultats ne se mesureront pas au travers de critères évaluatifs conventionnels à partir de leur performance actoriale et/ou linguistique, mais plutôt sur leur capacité de s'approprier de nouveaux outils et de les personnaliser pour progresser dans leur apprentissage. Nous insistons particulièrement sur la nécessité d'instaurer un climat de bienveillance et d'entraide dans l'atelier car, comme le rappelle le professeur Stéphane Soulaine, dans ce genre d'expérience:

Les étudiants sont amenés à vivre une tension, entre la liberté d'action et de production, et la gestion des contraintes imposées par le processus de création de leur objet artistique. Dans ce mouvement du vivre ensemble, la coopérative d'apprentissage et l'esprit de co-construction placent les participants à égalité de capacités et d'action.11

En outre, la participation active de l'enseignante nous semble indispensable dans les différentes étapes de l'atelier, car elle favorise un changement de perception de la part de l'apprenant: le regard de celui/celle ‹qui sait› devient davantage le regard de celui/celle ‹qui agit ensemble›. Car il ne faut pas oublier que l'émotion reste le moteur principal qui stimule la motivation de l'apprenant et permet à l'apprentissage de se réaliser de manière fructueuse et durable et, comme le souligne Odile Racine:

Que l'émotion soit d'ordre esthétique – à travers l'art – ou qu'elle résulte d'un faisceau de relations au sein du groupe, il s'agit pour l'enseignant de créer les conditions favorisant la confiance en soi malgré la déstabilisation que provoquent les balbutiements de départ. Il lui faut favoriser l'assimilation par l'expérience en offrant d'abord une sécurité psychologique, entretenir la motivation par le souvenir d'une expérience positive. Il s'agit toujours de permettre à l'apprenant de se décentrer pour oser une expérience nouvelle.12

Bibliographie:

Bateson, Gregory: Vers une écologie de l’esprit, tome 1, Paris: Editions du Seuil 1977.
Cosnier, Jacques: «Axiomes de la communication multimodale», in: Vion, R., Giacomi A. et Vargas C. (éds.): La corporalité du langage, Aix-en-Provence: Presses Universitaires de Provence 2012, pp. 103–106.
Guberina, Petar: «La méthode audio-visuelle structuro-globale», in: Revue de phonétique appliquée, 1, 1965, pp. 35–64.
Guberina, Petar: Discours prononcé à l’occasion d’un «Hommage à P. Guberina» organisé par le rectorat de Paris, l’Association France-Yougoslavie et Le français dans le monde avec le soutien du ministère des Affaires étrangères, le secrétariat d’État chargé des relations culturelles internationales, le ministère de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale, et du secrétariat d’État chargé des handicapés et accidents de la vie. Paris, novembre 1989, p. 3. Cité in: Aden, J., Clark S. et Potapushkina-Delfosse M.: «Éveiller le corps sensible pour entrer dans l’oralité des langues: une approche énactive de l’enseignement de l’oral», in: Lidil [En ligne], 59/2019, pp.1-14, consulté le 10 juin 2019. URL: http://journals.openedition.org/lidil/6047; DOI: 10.4000/lidil.6047.
Jauss, Hans Robert: Pour une esthétique de la réception, Paris: Tel, Gallimard 1990 (1978).
Jousse, Marcel: L'Anthropologie du Geste, Paris: Gallimard, 2008.
Laban, Rudolf: La danse moderne éducative, Paris: Editions Complexe et Centre national de la danse 2003 (1963).
Lapaire, Jean-Rémi: «À corps perdu ou le mystère de la désincarnation des langues», in: E-CRINI – La revue électronique du Centre de Recherche sur les Identités Nationales et l’Interculturalité, 2014, pp. 1-17.
Leroy, Christine: «Empathie kinesthésique, danse-contact-improvisation et danse-théâtre», in: STAPS, vol. 102, no. 4, 2013, pp. 75–88.
Racine, Odile (Hrsg.): Entendre, chanter, voir et se mouvoir. Réflexion sur les supports utilisés dans la classe de langue, Paris: Editions des archives contemporaines 2018.
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Varela, Francisco: Invitation aux sciences cognitives, Paris: Seuil 1996.

  1. Cosnier, Jacques: «Axiomes de la communication multimodale», in: Vion, R., Giacomi A. et Vargas C. (éds.): La corporalité du langage, Aix-en-Provence: Presses Universitaires de Provence 2012, p. 103–106, p. 103.
  2. Guberina, Petar: Discours prononcé à l’occasion d’un «Hommage à P. Guberina» organisé par le rectorat de Paris, l’Association France-Yougoslavie et Le français dans le monde avec le soutien du ministère des Affaires étrangères, le secrétariat d’État chargé des relations culturelles internationales, le ministère de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale, et du secrétariat d’État chargé des handicapés et accidents de la vie, Paris, novembre 1989, p. 3. Cité in: Aden, J., Clark S. et Potapushkina-Delfosse M.: «Éveiller le corps sensible pour entrer dans l’oralité des langues: une approche énactive de l’enseignement de l’oral», in: Lidil [En ligne], 59/2019, pp. 1-14, p. 2, consulté le 10 juin 2019. URL: [http://journals.openedition.org/lidil/6047](https://journals.openedition.org/lidil/6047); DOI: 10.4000/lidil.6047.
  3. Jauss, Hans Robert: Pour une esthétique de la réception, Paris: Tel, Gallimard 1990 (1978), p. 141.
  4. Lapaire, Jean-Rémi: «À corps perdu ou le mystère de la désincarnation des langues», in: E-CRINI – La revue électronique du Centre de Recherche sur les Identités Nationales et l’Interculturalité, 2014, pp. 1-17, p. 2.
  5. Bateson, Gregory: Vers une écologie de l’esprit, tome 1, Paris: Editions du Seuil 1977, pp. 201–202.
  6. Varela, Francisco: Invitation aux sciences cognitives, Paris: Seuil 1996, p. 111.
  7. Jousse, Marcel: L'Anthropologie du Geste, Paris: Gallimard, 2008, p. 165.
  8. Laban, Rudolf: La danse moderne éducative, Paris: Editions Complexe et Centre national de la danse 2003 (1963), p. 119.
  9. Guberina, Petar: «La méthode audio-visuelle structuro-globale», in: Revue de phonétique appliquée, 1, 1965, pp. 35–64, p. 43.
  10. Leroy, Christine: «Empathie kinesthésique, danse-contact-improvisation et danse-théâtre», in: STAPS, vol. 102, no. 4, 2013, pp. 75–88, p. 78.
  11. Soulaine, Stéphane: «Interaction langagière et engagement corporel: l’apprentissage énactif de l’anglais oral. Créativité et innovation en langues étrangères», in: Revue EDL, 27, 2016, pp. 1–21, p. 7.
  12. Racine, Odile (éd.): Entendre, chanter, voir et se mouvoir. Réflexion sur les supports utilisés dans la classe de langue, Paris: Editions des archives contemporaines 2018, Introduction, p. ii.